
11/08/2025
Les drapés : un langage visuel
La toge romaine, privilège des citoyens, incarnait à elle seule la dignité politique et la gravité de l’État. Chaque pli, chaque bordure, chaque nuance de couleur signalait le rang et la fonction de celui qui la portait.
Ici, le drapé ample qui tombe de l’épaule gauche pour revenir envelopper le bras droit relève de la toge contabulata : un agencement savamment structuré, où le tissu se plie en larges panneaux rectilignes — comme des “tablettes” superposées — plutôt qu’en ondes souples. Ces plis profonds, taillés dans le marbre ou coulés dans le bronze, jouent avec la lumière et l’ombre, donnant à la figure une assise monumentale, comme enracinée dans la loi et l’ordre.
Le geste : signe d’éloquence
Le bras droit replié, la main partiellement dissimulée sous le drapé, exprime un gestus oratoire. Hérité de l’iconographie grecque des philosophes et des magistrats, il incarne un pouvoir qui s’exerce par la parole et la raison, bien loin des démonstrations de force. Cette posture figée par l’art traduit l’autorité tranquille, celle qui se passe de cris pour se faire entendre.
Et l’héritage aujourd’hui…
Deux millénaires plus t**d, le drapé a survécu — mais a changé de scène et de texture. Fini la laine lourde des sénateurs, voici le coton rouge à carreaux des hammams. Les plis, jadis porteurs de loi et d’histoire, se dessinent désormais dans la vapeur, collés à la peau humide. Le geste oratoire a cédé la place à un mouvement tout aussi codifié : remplir un bol d’eau chaude avant de s’asperger.
Du Sénat romain aux banquettes de marbre chauffées, il n’y a finalement qu’un pas… et un changement de discours : on ne plaide plus des causes, on verse des seaux. Les Romains parlaient au peuple ; nous, on parle au maître de bain.
Quand un tellak mit le feu aux poudres
L’histoire ottomane regorge d’épisodes inattendus, mais peu se souviennent de la “révolte des tellaks” de 1657. Tout commença au hammam impérial de Cağaloğlu, quand un masseur respecté, excédé par l’augmentation du prix du savon d’Alep et le non-paiement des gages depuis plusieurs mois, interpella publiquement ses clients janissaires.
Ses mots, portés par la vapeur et l’écho des coupoles, trouvèrent un auditoire attentif. Les janissaires, eux-mêmes frustrés par des soldes impayées, relayèrent cette colère hors des bains. En quelques jours, les conversations s’enflammèrent dans les marchés et les tavernes, jusqu’à devenir des slogans scandés dans les rues d’Istanbul.
Les tellaks défilèrent, pestemals noués à la taille, brandissant cuvettes et gants de crin comme des bannières. Le mouvement prit une telle ampleur que le sultan Mehmed IV dut intervenir : les salaires furent réglés et le prix du savon gelé.
Ainsi, d’un simple drapé de coton et d’une parole lancée dans la moiteur parfumée d’un bain public, naquit un mouvement capable d’ébranler le pouvoir — preuve que, qu’il soit romain ou ottoman, un drapé n’est jamais anodin.