18/04/2025
Hier soir, dans le bus qui me ramenait vers Belfast après une journée passée à Dublin, je me sentais l’âme poétique et le cœur joyeux. Ce trajet, que j’ai fait des dizaines de fois, me frappe toujours par le contraste du paysage entre deux moitiés distinctes, entre les deux Irlandes.
Cette frontière, invisible maintenant depuis la mise en place des stipulations de l’accord de paix de 1998, est sans doute la frontière en Europe à la fois la plus sensible politiquement et la moins marquée physiquement. Elle n’est plus présente que dans la mémoire et l’esprit des gens d’ici et dans les textes constitutionnels. Aucun signes, barrières, guérites, agents douaniers ni contrôles ne viennent interrompre ce trajet entre les deux capitales de l’île.
Et pourtant la géographie semble vouloir vous rappeler que vous venez de passer d’un segment à un autre du parcours, tant le relief diffère entre la partie du trajet appartenant à la République d’Irlande et celle située dans ce que les locaux appellent soit l’Irlande du Nord soit le nord de l’Irlande, selon leur communauté, affiliation politique et ambition constitutionnelle.
Du bus, la vue est agréable mais assez monotone dans la moitié sud du trajet. Cela reste le cas entre Dublin et Dundalk. Le relief devient graduellement plus intéressant après le contour de cette dernière, quand vous entrez dans une zone plus montagneuse. D’abord, sur votre droite, les collines qui séparent l’autoroute de la baie de Carlingford vous mettent en appétit en longeant la frontière, et vous annoncent le passage imminent de celle-ci. C’est le début de la partie la plus vallonnée du trajet. Le plus beau paysage est celui que vous traversez à l’approche et autour de Newry, avec, proches de vous sur votre gauche, les collines de l’anneau de Gullion, et plus lointaines sur votre droite, les montagnes des Mournes. Magnifique !
A ce moment-là, sans même vous en apercevoir, vous venez d’entrer dans « l’autre Irlande », moins connue et moins visitée par les francophones que sa grande sœur. Alors que la République d’Irlande est une destination très mûre et populaire depuis très longtemps, l’Irlande du Nord ne s’est ouverte vraiment au tourisme qu’après le conflit (appelé « the Troubles ») et n’a commencé à attirer le regard et les pas des visiteurs que depuis 20 à 25 ans.
Et pourtant, la géographie faisant peu cas des normes administratives et officielles ou des frontières, on trouve ici des paysages au moins aussi somptueux que dans le sud. D’aucun diront même que les plus belles côtes sont dans le nord-est de l’île mais chacun sera libre de se faire sa propre opinion. Ce qui est indéniable, c’est que la partie de la côte entre Larne et Portstewart est de toute beauté et rivalise facilement avec les côtes occidentales de l’île. De même, avec ses lacs, ses montagnes, ses forêts, et ses couleurs, notre province n’a rien à envier à l’autre partie de l’île.
Notre Irlande (en attendant qu’il n’y en ait un jour qu’une seule) est moins sage, moins raisonnable, moins sensée, moins douce, moins adulte, moins sophistiquée, moins riche (moins chère aussi), moins folklorisée, moins indépendante, moins unie et moins confiante en elle-même que celle du sud.
Elle est en revanche aussi belle, aussi mystérieuse, aussi vibrante, aussi fière et aussi attachante que sa sœur, et les gens y sont aussi affectueux, généreux, accueillants, aussi bons-vivants que leurs comparses en République.
Mais surtout, ce que nous avons de plus, c’est une authenticité et une résilience qui ont survécu à des décennies de conflit et ont formé une identité unique faite de résolution, de force et de vulnérabilité. C’est une tension à fleur de peau que masquent une bonhommie et un sens aigu de l’autodérision chez les nôtres, une grandeur de cœur d’autant plus étonnante qu’elle rivalisait avec les sentiments de méfiance, les rancœurs et les passions du passé. C’est un besoin plus vif et plus urgent de votre regard, de votre indulgence, de votre respect, de votre affection, vous qui venez de l’extérieur.
Notre Irlande, mon Irlande, se définit autant par ses querelles que par ses espoirs, autant par son vécu que sa volonté inébranlable de s’en sortir, autant par ses cernes et ses blessures que par sa beauté naturelle. Mon Irlande est à la fois la duchesse de Serge Reggiani et la pousse qui perce le sol pour fleurir.